Preface a l'edition anglaise
Il faudrait peut-etre intituler cette preface "mode d'emploi."
Non qu'a mes yeux le lecteur ne soit pas digne de confiance --libre a
lui, bien entendu, de faire ce qu'il veut du livre qu'il a eu l'amabilite
de lire. Quel droit ai-je donc de suggerer qu'on fasse de ce livre un
usage plutot qu'un autre? De nombreuses choses, alors que je l'ecrivais,
n'etaient pas claires pour moi: certaines semblaient trop evidentes,
d'autres, trop obscures. Je me suis donc dit: voice comment mon lecteur
ideal aurait aborde mon livre si mes intentions avaient ete plus claires
et mon projet mieux a meme de prendre forme.
1) Il reconnaitrait qu'il s'agit la d'une etude dans un champ
relativement neglige. En France, au moins, l'histoire de la science et
de la pensee cede le pas aun mathematiques, a la cosmologie et a la
physique --sciences nobles, sciences rigoureuses, sciences du necessaire,
toutes proches de la philosphie: on peut lire, dans leur histoire,
l'emergence quasi ininterrompue de la verite et de la raison pure. Mais
on considere les autres disciplines --celles, par exemple, que concernent
les etres vivants, les langues ou les faits economiques-- comme trop
teintees de la pensee empirique, trop exposses aux caprices du hasard ou
des figures de la rhetorique, aux traditions seculaires et aux evenements
exterieurs, pour qu'on leur suppose une histoire autre qu'irreguliere.
On attend d'elles, tout au plus, qu'elles temoignent d'un etat d'esprit,
d'une mode intellectuelle, d'un melange d'archaisme et de supputation
hardie, d'intuition et d'aveuglement. Et si le savoir empirique, a une
epoque et dans une culture donnees, possedait effectivement une
regularite bien definie? Si la possibilite meme d'enregistrer des faits,
de s'en laisser convaincre, de les gauchir en traditions ou d'en faire un
usage purement speculatif, si meme cela n'etait pas soumis au hasard? Si
les erreurs (et les verites), la pratique des vieilles croyances --au
nombre desquelles comptent non seulement les vraies decouvertes, mais
aussi les idees les plus naives-- si tout celas obeissait, a un moment
donne, aux lois d'un certain code de savoir? Si, en bref, l'histoire du
savoir non formalise possedait elle-meme un systeme? Telle a ete mon
hypothese de depart --le premier risque que j'ai pris.
2) Ce livre doit etre lu comme une etude comparee, et non comme
une etude symptomatologique. Mon intention n'a pas ete, a partir d'un
type particulier de savoir ou d'un corpus d'idees, de brosser le
portrait d'une periode ou de reconstituer l'esprit d'un siecle. J'ai
voulu presenter, les uns a cotes des autres, un nombre bien precis
d'elements --la connaissance ddes etres vivants, la connaissance des lois
du langage et la connaissance des faits economiques-- et les relier au
discours philosophique de leur temps, pendant une periode que s'etend du
XVIIe au XIXe siecle. Cela ne devait pas etre une analyse du classicisme
en general ou la recherche d'une Welanschauung, mais une etude
strictement "regionale" (note: j'utilise parfois des termes comme
"pensee" ou "science classique" mais ils revoient presque toujours a la
discipline particuliere que est examinee.)
Mais, entre autres choses, cette methodes comparative produit des
reultats qui sont souvent etonnamment differents de ceux que livrent les
etudes unidisciplinaires. (Le lecteur ne doit donc pas s'attendre a
trouver ic i juxtaposees une histoire de la biologie, une historie de la
linguistique, une histoire de l'economie plitique et une histoire de la
phiolosophie.) Certaines choses ont pris le pas sur d'autres: le
calendrier des saints et des heros a ete quelque peu modifie (une place
plus grande est faite a Linne qu'a Buffon, a Desctrutt de Tracy qu'a
Rousseau; Cantillon a lui seul s'oppose a tous les physiocrates." Les
frontieres ont ete redessinees, des rapprochements operes entre choses
habituellement distinctes., et inversement: au lieu de relier les
taxinomies biologique a un autre savoir concernant l'etre vivant (la
theorie de la germination, ou la physiologie du mouvemnt animal, ou
encore la statique des plantes) je les ai comparees a ce qu'on aurait pu
dire, a la meme epoquw, des signes linguistiques, de la formation des
idees generales, du langage d'action, de la hierarchie des besoins et de
l'echange des marchandises.
Cela a eu deux consequences: j'ai d'abord ete conduit a
abandonner les grandes classifications qui nous sont a tous, aujourd'hui,
familieres. Je ne suis pas alle chercher, dans le XVIIe et dans le
XVIIIe siecle, les commencements de la biologie du XIXe (ou de la
philosophie, ou de l'economie). Mais, j'ai vu l'emergence de figures
propres a l'age classiqe: une "taxinomie" ou une "histoire naturelle"
relativement peu contaminee par le savoir qui existait alors dans la
physiologie animale ou vegetale; une "analyse des richesses" qui se
souciait peu des postulats de "l'arthmetique politique" qui lui etait
contemporaine; enfin, une "grammaire generale" qui n'avait riend de
commun avec les analyses historiques et les travaux d'exegese que l'on
poursuivait simultanement. Il s'agissait, en fait, de figures
epistemologiques qui n'etaient pas surimposees aux sciences telles
qu'elles furent individualisees et nommees au XIX siecle. J'ai vu aussi
l'emergence, entre ces differentes figures, d'un reseau d'analogies
transcendant les proximites tradionnelles: entre la classification des
plantes et la theorie de la frappes des monnaies, entre la notion de
caractere generique et l'analyse des echanges commerciaux, on trouve,
dans les sciences de l'epoque classique, des isomorphismes que semblent
faire fi de l'extreme diversite des objets consideres. L'espace du
savoir, a l'age clasique, est organise d'une maiere entierement
differente de celle, systematisee par Comte ou Spencer, qui domine le
XIXe siecle. C'est la le second risque que j'ai pris: avoir coise de
decrire non pas tant la genese de nos sciences qu'un espace
epistemologique propre a une periode particuliere.
3) En consequence, je n'ai pas opere au niveau qui est
habituellent celui de l'historien des sciences --je devrais dire qux deux
niveaux qui sont habituellent des siens. D'un cote, en effet, l'histoire
de la science retrace le progres des decouvertes, la formulation des
problemes, enregistre le tumulte des controverses; elle analyse aussi les
theories dans leur economie interne; bref, elle decrit les processus et
les produits de la conscience scientifique. De l'autre cote, cependant,
elle tente de restituer ce qui a echappe a cette conscience: les
influences qui l'ont marquee, les philosophies implicites qui la
sous-tendent, les thematiques non formulees, les obstacles invisibles;
elle decrit l'inconscient de la science. Cet inconscient est toujours le
versant negatif de la science --ce qui lui resiste, la fait devier ou la
trouble. Je voudrais, quant a moi, mettre au jour un inconscient positif
du savoir: un niveau qui echappe a la conscience du chercheur, et
pourtant fait parie du discours scientifique, au lieu qu'il conteste sa
validite et cherche a amoindrir sa nature scientifique. Ce qu l'histoire
naturelle, l'economie et la grammaire de l'epoque classique avaient en
commun n'etait certainement pas present a la conscience du scientifique;
ou alors, la part de conscience etait superficielle, limitee, et presque
de pure fantaisie (Adanson, par exemple, revait d'etablir une
denomination artificielle des plantes; Turgot comparait la frappe des
monnaies au langage); mais, sans qu'ils en eussent conscience, les
naturalistes, les economistes et les grammairiens utilisaient les memes
regles pour definir les objets propres a leur champ d'etude, pour former
leurs concepts, construire leurs theories. Ce sont ces regles de
formation, qui n'eurent jamais de formulation distincte et ne se
percoivent qu'a travers des theories, des concepts et des objets d'etude
extremement differents, que j'ai essaye de mettre au jour, enisolant,
comme leur lieu scientifique, un niveau que j'ai appele, peut-etre de
maniere un peu arbitre, archeologique. En prenant comme exemple la
periode couverte par ce livre, j'ai essaye de determiner le fondement ou
systeme archeologique commun a toute une serie de "representations" ou de
"produits" scientifiques disperses a travers l'histoire naturelle,
l'economie et la philosophie de l'age classique.
------------------------------------------------------------------
C'est tout que niveau de mon courage me permet d'entrer pour l'instant.
Je continue demain.
Ciao,
dda
------------------
Il faudrait peut-etre intituler cette preface "mode d'emploi."
Non qu'a mes yeux le lecteur ne soit pas digne de confiance --libre a
lui, bien entendu, de faire ce qu'il veut du livre qu'il a eu l'amabilite
de lire. Quel droit ai-je donc de suggerer qu'on fasse de ce livre un
usage plutot qu'un autre? De nombreuses choses, alors que je l'ecrivais,
n'etaient pas claires pour moi: certaines semblaient trop evidentes,
d'autres, trop obscures. Je me suis donc dit: voice comment mon lecteur
ideal aurait aborde mon livre si mes intentions avaient ete plus claires
et mon projet mieux a meme de prendre forme.
1) Il reconnaitrait qu'il s'agit la d'une etude dans un champ
relativement neglige. En France, au moins, l'histoire de la science et
de la pensee cede le pas aun mathematiques, a la cosmologie et a la
physique --sciences nobles, sciences rigoureuses, sciences du necessaire,
toutes proches de la philosphie: on peut lire, dans leur histoire,
l'emergence quasi ininterrompue de la verite et de la raison pure. Mais
on considere les autres disciplines --celles, par exemple, que concernent
les etres vivants, les langues ou les faits economiques-- comme trop
teintees de la pensee empirique, trop exposses aux caprices du hasard ou
des figures de la rhetorique, aux traditions seculaires et aux evenements
exterieurs, pour qu'on leur suppose une histoire autre qu'irreguliere.
On attend d'elles, tout au plus, qu'elles temoignent d'un etat d'esprit,
d'une mode intellectuelle, d'un melange d'archaisme et de supputation
hardie, d'intuition et d'aveuglement. Et si le savoir empirique, a une
epoque et dans une culture donnees, possedait effectivement une
regularite bien definie? Si la possibilite meme d'enregistrer des faits,
de s'en laisser convaincre, de les gauchir en traditions ou d'en faire un
usage purement speculatif, si meme cela n'etait pas soumis au hasard? Si
les erreurs (et les verites), la pratique des vieilles croyances --au
nombre desquelles comptent non seulement les vraies decouvertes, mais
aussi les idees les plus naives-- si tout celas obeissait, a un moment
donne, aux lois d'un certain code de savoir? Si, en bref, l'histoire du
savoir non formalise possedait elle-meme un systeme? Telle a ete mon
hypothese de depart --le premier risque que j'ai pris.
2) Ce livre doit etre lu comme une etude comparee, et non comme
une etude symptomatologique. Mon intention n'a pas ete, a partir d'un
type particulier de savoir ou d'un corpus d'idees, de brosser le
portrait d'une periode ou de reconstituer l'esprit d'un siecle. J'ai
voulu presenter, les uns a cotes des autres, un nombre bien precis
d'elements --la connaissance ddes etres vivants, la connaissance des lois
du langage et la connaissance des faits economiques-- et les relier au
discours philosophique de leur temps, pendant une periode que s'etend du
XVIIe au XIXe siecle. Cela ne devait pas etre une analyse du classicisme
en general ou la recherche d'une Welanschauung, mais une etude
strictement "regionale" (note: j'utilise parfois des termes comme
"pensee" ou "science classique" mais ils revoient presque toujours a la
discipline particuliere que est examinee.)
Mais, entre autres choses, cette methodes comparative produit des
reultats qui sont souvent etonnamment differents de ceux que livrent les
etudes unidisciplinaires. (Le lecteur ne doit donc pas s'attendre a
trouver ic i juxtaposees une histoire de la biologie, une historie de la
linguistique, une histoire de l'economie plitique et une histoire de la
phiolosophie.) Certaines choses ont pris le pas sur d'autres: le
calendrier des saints et des heros a ete quelque peu modifie (une place
plus grande est faite a Linne qu'a Buffon, a Desctrutt de Tracy qu'a
Rousseau; Cantillon a lui seul s'oppose a tous les physiocrates." Les
frontieres ont ete redessinees, des rapprochements operes entre choses
habituellement distinctes., et inversement: au lieu de relier les
taxinomies biologique a un autre savoir concernant l'etre vivant (la
theorie de la germination, ou la physiologie du mouvemnt animal, ou
encore la statique des plantes) je les ai comparees a ce qu'on aurait pu
dire, a la meme epoquw, des signes linguistiques, de la formation des
idees generales, du langage d'action, de la hierarchie des besoins et de
l'echange des marchandises.
Cela a eu deux consequences: j'ai d'abord ete conduit a
abandonner les grandes classifications qui nous sont a tous, aujourd'hui,
familieres. Je ne suis pas alle chercher, dans le XVIIe et dans le
XVIIIe siecle, les commencements de la biologie du XIXe (ou de la
philosophie, ou de l'economie). Mais, j'ai vu l'emergence de figures
propres a l'age classiqe: une "taxinomie" ou une "histoire naturelle"
relativement peu contaminee par le savoir qui existait alors dans la
physiologie animale ou vegetale; une "analyse des richesses" qui se
souciait peu des postulats de "l'arthmetique politique" qui lui etait
contemporaine; enfin, une "grammaire generale" qui n'avait riend de
commun avec les analyses historiques et les travaux d'exegese que l'on
poursuivait simultanement. Il s'agissait, en fait, de figures
epistemologiques qui n'etaient pas surimposees aux sciences telles
qu'elles furent individualisees et nommees au XIX siecle. J'ai vu aussi
l'emergence, entre ces differentes figures, d'un reseau d'analogies
transcendant les proximites tradionnelles: entre la classification des
plantes et la theorie de la frappes des monnaies, entre la notion de
caractere generique et l'analyse des echanges commerciaux, on trouve,
dans les sciences de l'epoque classique, des isomorphismes que semblent
faire fi de l'extreme diversite des objets consideres. L'espace du
savoir, a l'age clasique, est organise d'une maiere entierement
differente de celle, systematisee par Comte ou Spencer, qui domine le
XIXe siecle. C'est la le second risque que j'ai pris: avoir coise de
decrire non pas tant la genese de nos sciences qu'un espace
epistemologique propre a une periode particuliere.
3) En consequence, je n'ai pas opere au niveau qui est
habituellent celui de l'historien des sciences --je devrais dire qux deux
niveaux qui sont habituellent des siens. D'un cote, en effet, l'histoire
de la science retrace le progres des decouvertes, la formulation des
problemes, enregistre le tumulte des controverses; elle analyse aussi les
theories dans leur economie interne; bref, elle decrit les processus et
les produits de la conscience scientifique. De l'autre cote, cependant,
elle tente de restituer ce qui a echappe a cette conscience: les
influences qui l'ont marquee, les philosophies implicites qui la
sous-tendent, les thematiques non formulees, les obstacles invisibles;
elle decrit l'inconscient de la science. Cet inconscient est toujours le
versant negatif de la science --ce qui lui resiste, la fait devier ou la
trouble. Je voudrais, quant a moi, mettre au jour un inconscient positif
du savoir: un niveau qui echappe a la conscience du chercheur, et
pourtant fait parie du discours scientifique, au lieu qu'il conteste sa
validite et cherche a amoindrir sa nature scientifique. Ce qu l'histoire
naturelle, l'economie et la grammaire de l'epoque classique avaient en
commun n'etait certainement pas present a la conscience du scientifique;
ou alors, la part de conscience etait superficielle, limitee, et presque
de pure fantaisie (Adanson, par exemple, revait d'etablir une
denomination artificielle des plantes; Turgot comparait la frappe des
monnaies au langage); mais, sans qu'ils en eussent conscience, les
naturalistes, les economistes et les grammairiens utilisaient les memes
regles pour definir les objets propres a leur champ d'etude, pour former
leurs concepts, construire leurs theories. Ce sont ces regles de
formation, qui n'eurent jamais de formulation distincte et ne se
percoivent qu'a travers des theories, des concepts et des objets d'etude
extremement differents, que j'ai essaye de mettre au jour, enisolant,
comme leur lieu scientifique, un niveau que j'ai appele, peut-etre de
maniere un peu arbitre, archeologique. En prenant comme exemple la
periode couverte par ce livre, j'ai essaye de determiner le fondement ou
systeme archeologique commun a toute une serie de "representations" ou de
"produits" scientifiques disperses a travers l'histoire naturelle,
l'economie et la philosophie de l'age classique.
------------------------------------------------------------------
C'est tout que niveau de mon courage me permet d'entrer pour l'instant.
Je continue demain.
Ciao,
dda
------------------